Le rêve de Gabrielle d'Estrées
Mine de graphite et sang sur papier
150 x 180 cm
2011
CONCEPT
L'homme moderne souffre de son existence. Pour maîtriser son environnement, il s'optimise en permanence au prix d'un effort maximal. Il façonne son environnement, tente de donner un sens à ses entreprises, mais se dépasse en permanence en fonction de ses possibilités. Le progrès technique lui offre une multitude de solutions pour façonner et déterminer son parcours, mais lui refuse la garantie d'une satisfaction ultime résultant de ses entreprises constantes, de son activité et de son agitation. Pour sortir de ce cercle vicieux, il s'est créé un monde d'illusions qui le console partiellement. Car la réalité est la vilaine trahison de nos désirs et de nos rêves. Devoir supporter cet état de fait est la véritable tragédie de l'homme.
Si Friedrich Nietzsche désigne l'art comme l'activité proprement métaphysique de l'homme [1], c'est-à-dire que la vie ne semble justifiée que dans l'esthétique, la marche du progrès de la connaissance culmine aujourd'hui dans la question : à quoi servent l'esthétique, l'harmonie et la beauté dans un monde de déchirements de toutes sortes ?
Le malaise vis-à-vis de notre culture s'épuise dans notre perception limitée et est en outre masqué par une prétendue création de sens. Un tel monde, né de nos désirs, que nous ne cessons de colorer et de rendre plus criard, plus proche de Disneyland que du monde des idées platoniennes, ne nous délivre pas de la contingence de la simple non-nécessité de toute existence.
Pourtant, le marché de toutes les stratégies de survie imaginables est florissant : les idéologies, les partis, les courants de pensée, les slogans publicitaires et les décisions ministérielles ne manquent pas. La société se noie dans un flot d'images, de sons et de biens de consommation. Les calmants et les stimulants offrent des repères, tout comme les assurances et les lois qui protègent le citoyen. Ne semble-t-il pas que nous puissions choisir à volonté ce que nous pouvons souhaiter, désirer et espérer, afin de pouvoir faire face à tous les aléas de la vie, voire de tout rendre encore plus rapide, plus beau et plus confortable, de devenir durablement heureux ?
Mais malheureusement, ce kit de survie coloré d'illusions ne fonctionne pas comme nous l'imaginons. Notre malaise s'exprime par le fait que nous prenons notre perception relative pour la réalité absolue. Nos interprétations et nos explications du réel sont à nos yeux la réalité : voilà l'illusion dont nous sommes victimes, c'est notre véritable problème. C'est là que mon art entre en jeu.
[1] Préface à Richard Wagner dans son œuvre « La naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique », 1872.
LADÉSILLUSIONDUTROMPEL'ŒIL
Dans mes tableaux, j'offre à la fois plus et moins au spectateur que d'autres artistes. L'angle sous lequel mon travail est perçu ainsi que le processus visuel actif sont d'une importance capitale pour mon activité artistique.
Aucun autre organe ne désigne l'interface avec le monde perceptible comme l'œil. C'est sur son impression que se mesure ce que nous reproduisons visuellement. Qui voit, que voit-on, d'où voit-on ? L'économie psychique de la vision permet de conclure que le regard est basé sur la reconnaissance et non sur la cognition : « Un œil que l'on met en relation et que l'on rend semblable à l'objet à voir doit être fait pour voir. Jamais l'œil n'aurait vu le soleil s'il n'était pas lui-même semblable au soleil ; de même l'âme ne peut voir le beau si elle n'est pas elle-même belle ». [2] Cette vision néoplatonicienne et puissante dans l'histoire de la pensée jusqu'à l'idéalisme allemand a volé en éclats au XXe siècle, tant sous l'effet de catastrophes que dans le contexte d'un immense progrès technologique.
Aucun autre organe sensoriel n'a bénéficié d'autant d'aides que l'œil grâce à une multitude d'appareils optiques : caméras, microscopes, télescopes, appareils d'enregistrement numériques et électroniques, écrans et même, plus récemment, une science permettant d'examiner de manière critique les modes de représentation des images informatiques. Ces appareils et méthodes d'examen servent, pense-t-on généralement, à une meilleure perception, notamment à une perception plus précise. Mais dans le détail, ils ne font que poursuivre ce que l'œil fait déjà : Former des extraits et leur attribuer une signification. Jacques Lacan le formule ainsi : « Dans notre rapport aux choses, tel qu'il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d'étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé - c'est ça qui s'appelle le regard. » [3] Cette considération philosophique de la post-visualité, qui justifie épistémologiquement la tromperie optique du sujet et de l'objet, a pour conséquence que nous pouvons procéder à de nouveaux agencements visuels à volonté et que nous sommes ainsi en mesure d'apporter une nouvelle dimension à notre richesse d'illusions.
Dans mon art, je ne veux non seulement problématiser la riche réserve d'images dans la conscience humaine, mais aussi montrer, dans son mode de reconnaissance, les modèles par rapport auxquels nous agissons en tant que acteurs culturels. Des exemples choisis accompagnent mon travail artistique dans ce processus de perception : des images passagères (mouvements), des images « invisibles » (souvenirs), des images de rêve (psychisme), des superpositions d'histoire et de présent (effet de reconnaissance de modèles sociaux et historiques connus), des moments du quotidien enregistrés par le cerveau à l'aide de l'œil, mais qui ne sont généralement pas conservés dans la mémoire - ils revêtent une importance particulière. J'exploite au mieux le fait que ces perceptions sont une illusion créée par l'esprit humain, en ce sens qu'elles permettent de reproduire, dans un sens large, ce qui a déjà eu lieu ou existé. Sous la forme d'une peinture reproductive de modèles historiques dans des contextes modernes connus, je rends visible ce qui a déjà eu lieu et qui doit néanmoins être réinventé par l'esprit. D'ailleurs l'augmentation du nombre d'informations lors de l'observation de l'image entraîne souvent une perte d'univocité.
Le rapport entre la représentation et les attentes du spectateur s'apparente généralement à un mirage, une illusion. L'exemple de « Las Meninas » de Velázquez est considéré comme un exemple classique d'interprétation artistique inépuisable. S'agit-il d'une mise en scène artificielle crééé exprès pour nous en tant que spectateurs ou ce tableau représente-t-il un monde réel tel qu'il existe indépendamment de nous et dans lequel nous ne sommes admis qu'en tant qu'observateurs fortuits ? Mon détournement du fameux sujet s'avance dans un autre espace de perception significative, à l'instar d'une scène du film de Steven Spielberg « La liste de Schindler », dans laquelle une petite fille erre dans les rues dans une scène de film tournée en noir et blanc, comme seul être représenté en couleur, vêtu d'un manteau rouge.
[2] Plotin, Ennéades, Sixième Livre, chap. 9
[3] Jacques Lacan : "Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : Le séminaire, livre XI", 1964, éd. Jacques-Alain Miller, Éditions du Seuil 1973.
MALENTENDUS | CLASSIFICATIONDETYPEETCOMPORTEMENTSACQUIS
Dans mes œuvres, je m'intéresse au problème de l'illusion de l'image et de l'illusion de la réalité. Mes tableaux témoignent de l'impossibilité de pouvoir représenter la réalité de manière objective, car chaque personne vit la soi-disant « réalité » comme sa propre réalité de manière individuelle et différente, la perception de la personne qui perçoit étant guidée à un moment donné par un nombre quelconque d'influences extérieures d'intensité quelconque.
Toute société repose sur un large consensus de réalités qu'elle a elle-même créées. C'est pourquoi, face à une perception totalement individuelle de la réalité, l'aspiration de l'individu à s'identifier à un groupe constitue inévitablement une source permanente de conflits interpersonnels. Une constante anthropologique de notre présence est le fait que nous ne voulons pas perdre notre prestige dans le regard de l'autre. Ceux qui veulent voir en premier le font au risque d'être vus en premier. Le vaste champ de l'éros, de la libido et de la nudité a ici pour thème cet état de fait. Dans cette confrontation, les structures comportementales dans lesquelles l'homme se procure instinctivement des possibilités d'expression qui révèlent moins des repères que sa nudité, sa fragilité et sa faiblesse, sont révélatrices. En dotant son environnement de ses propres lois, il tente de le délimiter, d'y définir sa propre place et d'y établir des règles clairement interprétables.
Plus une société est complexe et libre, plus ses propres contradictions sont grandes et plus il est facile de remettre en question les règles qu'elle a elle-même créées. Détourner les interprétations connues des images constitue donc un élément important de mon travail. Je considère les événements, y compris les processus, qui ne correspondent clairement pas à nos modèles de comportement appris et qui se situent en dehors de nos conventions comme une opportunité à saisir pour mettre en évidence les distorsions et les perturbations qui peuvent déclencher de manière calculée la confusion et l'aliénation. En font également partie les situations limites de l'acceptabilité humaine, les contradictions et les malentendus qui en découlent et qui sont le fruit de stratégies de survie au sein d'une société de consommation complexe.
Complétée par la conviction de la perception individuelle de chacun, l'illusion est complète et l'idée d'une vérité valable pour tous devient la tromperie parfaite de la société.
LECULTEDEL'ÉTERNITÉ
Le désespoir humain face au caractère éphémère de l'existence constitue un autre point fort de mon travail. Dans ce contexte, je m'intéresse particulièrement aux résultats des efforts inépuisables de l'homme pour lutter contre le caractère éphémère des choses. Étant donné qu'une pensée constitutive de sens est vouée à l'échec, que sa légitimité religieuse est pour le moins douteuse et, d'une certaine manière, désenchantée, la question de la contingence est plus urgente que jamais.
Pour lutter contre l'éphémère, l'homme a développé des stratégies pour retenir ce qui échappe à sa mémoire - voire ce qui doit lui échapper dans le flot d'associations d'offres dans lequel il risque de se perdre.
En partant de moyens d'expression traditionnels et d'un réservoir de photographies comme source d'inspiration, j'ai mis en évidence une relation entre le matériel choisi, la composition globale et les thèmes d'image. Mes œuvres reflètent la contradiction entre le caractère éphémère de tout ce qui vit et les efforts vains pour sauvegarder nos souvenirs afin de les sauver de l'oubli. En travaillant différents matériaux, pour la plupart fragiles (papier, sang, verre), j'essaie de faire ressortir l'individualité, mais aussi le caractère éphémère de notre mémoire.
Une image risque automatiquement l'impossible, car l'œuvre d'art parfaite est celle qui n'existera jamais. C'est pourquoi je m'efforce de donner forme dans mes tableaux à la crise de l'humanité dans sa quête de sens, d'offrir un chemin de réconciliation entre l'homme et l'œuvre.
Si la contemplation du passé est souvent romantisée, car les ruines d'une architecture grandiose nous rappellent notre caractère éphémère et nous enchantent néanmoins, le regard sensationnaliste sur les catastrophes de notre monde en est le revers perverti. Dans cette tension d'un temps étiré, mon art tente d'accompagner le spectateur de manière à la fois critique et bienveillante.
© Mona von Wittlage - ARTISTE